L’exode des Martiniquais après l’éruption

Centre de découverte des Sciences de la Terre, Saint Pierre, 2012
Bernadette et Philippe Rossignol
La légende veut que tous les habitants de Saint-Pierre aient disparu avec la Catastrophe : 40 000 disait-on juste après le 8 mai 1902, 30 000 un peu plus tard.
C’est inexact, comme le prouvent nos recherches qui ont abouti à la base de données StPierre1902. Nous estimons le nombre à une quinzaine de milliers. En effet, beaucoup avaient quitté la ville dans les semaines, les jours ou même les heures qui ont précédé les nuées ardentes du 8 mai. En revanche il est vrai que beaucoup ont « disparu », mais parce qu’ils avaient quitté la Martinique et qu’une partie d’entre eux n’y est jamais revenue.
Nous ne sommes pas historiens, nous n’avons pas fait un travail exhaustif et nous ne donnerons pas de statistiques. Les informations que nous allons vous livrer sont tirées majoritairement des dossiers de secours et autres sources de la base StPierre1902. Ce sont plutôt des pistes de réflexion et surtout des témoignages et tranches de vie. Il s’agira de « photographies » à une période précise. Nous ne disposons pas d’éléments pour savoir si, dans la durée, ceux qui sont partis sont ou non revenus ou partis pour une autre destination encore.
Avant de présenter cet exode, nous voulons d’abord, rendre hommage à Alex Bourdon, de l’AMARHISFA, qui a repris le travail de dépouillement à partir des photos du fonds C/8c, ainsi qu’à ceux qui ont étudié les familles de la Martinique et qui ont mis à disposition, gratuitement, sur Geneanet, le fruit de leur travail, comme Eugène Bruneau-Latouche et ses publications ou comme Nathalie Buhours, Natoubu, et d’autres généalogistes : ils ont bien facilité la recherche d’informations pour cette communication.
Le député de la Guadeloupe GERVILLE RÉACHE, dont le fils Paul est mort le 8 mai, demanda dès le 24 mai au ministre des colonies, M. DECRAIS, « si des mesures sont prises pour diriger l’exode de nos malheureux compatriotes vers les colonies françaises de la Guadeloupe et de la Guyane » tout en reconnaissant que ces deux colonies ne pouvaient recevoir tous les réfugiés. Le ministre répondit qu’il avait donné des instructions « en vue de diriger tout mouvement d’émigration de préférence sur la France et les colonies françaises » ; il avait aussi adressé un câblogramme au gouverneur par intérim M. Lhuerre pour qu’il accorde « sur les fonds des secours, des passages gratuits pour la France et les colonies françaises aux personnes qui ont des parents ou justifient de ressources dans les pays où elles demandaient d’être transportées »[1].
C’est en effet ce qui a été fait et que nous allons voir.
Où vont les sinistrés de Saint-Pierre ?
Après la catastrophe, ceux qui en avaient réchappé se sont beaucoup déplacés, d’une maison amie à une autre, à travers l’île d’abord.
Cela étant dit pour mémoire, nous allons nous intéresser à ceux qui ont quitté la Martinique, par peur (certains croyaient que l’île tout entière disparaîtrait) ou pour rejoindre de la famille ailleurs ou pour tenter de refaire leur vie sous d’autres cieux. Beaucoup demandent et ont obtenu des passages gratuits sur les bateaux, le plus souvent en entrepont, même pour ceux qui étaient aisés avant la catastrophe et se retrouvaient ruinés.
La Guadeloupe
Plusieurs demandes de secours parviennent de Guadeloupe où se trouvaient des branches de certaines familles, qui ont recueilli leurs parents sinistrés[2].
Un millier ou plus de réfugiés à la Guadeloupe : le 21 mai 1902 arrivée du Salvador et du Horten à Pointe-à-Pitre avec 767 passagers[3] ; le 30/05 départ de 1 000 personnes pour Guadeloupe et Sainte Lucie ; le 14 mai arrive à Basse-Terre un navire anglais avec une quarantaine de réfugiés[4].
Léo Ursulet[5] dit que sur le millier de personnes arrivées à la Guadeloupe dans les moments de plus fortes paniques, il n’en restait le 12 juillet qu’une centaine, les autres étant retournées au pays ; que, après le 30 août, 61 autres y étaient parties, mais que 39 seulement déclarèrent vouloir y rester, 14 se rendre en Guyane et les autres repartir aussi chez elles. Il doit s’agir (source non précisée) des enquêtes des administrateurs, pour les secours à distribuer. Cela ne dit rien des individuels ou de ceux recueillis par leur famille déjà sur place.
Les fous
ANCINELL Raoul[6] (fou, envoyé au camp Jacob)
Dossier BAYARDELLE (gendre de Mme veuve de JAHAM, à l’usine Beauport au Port Louis) : Inès de Jaham devenue folle ; recueillie à Pointe-à-Pitre le 21 mai avec sa mère veuve à l’arrivée du vapeur Horten par Raphaël WACHTER conseiller général de Pointe-à-Pitre ; marge « erreur, déjà malade et ayant été à la maison de santé au compte de la commune ».
Les élèves
Grégoire Georges BAYARDELLE : jeune martiniquais scolarisé au lycée Schoelcher de Saint-Pierre et dont le père travaille au Port-Louis demande le transfert de sa bourse au lycée de la Guadeloupe.
Jérôme SABLÉ était en seconde au lycée Schoelcher ; il a obtenu le transfert de sa bourse au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre et demande qu’on lui reconstitue son trousseau.
Le lycée Carnot de Pointe-à-Pitre réserva 40 places aux jeunes lycéens martiniquais ; en juillet 7 lycéens de la Martinique furent reçus au baccalauréat à la Guadeloupe[7].
Les étudiants
Plusieurs jeunes Martiniquais aisés étaient déjà scolarisés en France et s’y retrouvent orphelins ou bien sans ressources, leurs familles étant ruinées ; d’autres y sont réfugiés avec leurs parents ou y obtiennent des bourses. On pourrait ainsi dresser la liste de tous les établissements scolaires métropolitains fréquentés et en premier lieu les lycées parisiens, Louis le Grand, Janson de Sailly et autres et Fénelon pour les filles. On trouve dans les dossiers les prospectus de ces établissements (souvent pour prouver les frais de scolarité), les feuilles de relevé de notes, les autorisations ou demandes d’absence pour vacances avec l’adresse de la famille ou des amis qui reçoivent alors les orphelins, les appréciations des chefs d’établissement sur leurs « boursiers martiniquais », parfois très élogieuses, d’autres fois moins, comme cette jeune fille scolarisée à Aix-en-Provence qui se fait remarquer par son indiscipline et qui ne pense qu’à retrouver son île.
Quant aux établissements supérieurs, on trouve, comme on peut s’y attendre, les facultés de médecine et de droit de Paris ou de Bordeaux. Mais on voit aussi des étudiants de l’École des Beaux-Arts, l’École coloniale, l’École préparatoire des Arts et Métiers d’Aix, Le Parangon école pratique d’enseignement colonial à Joinville le Pont, etc.
La liste est longue.
Les petites gens
Pierre Etienne CARRIONNÉ, 78 ans (né en 1825 à Saint-Pierre) ; ancien marin, ancien conseiller municipal à Sainte-Philomène, a perdu 3 enfants légitimes et 5 reconnus ; ses enfants étaient sa seule ressource ; il a quitté Sainte-Philomène avec 1 fils de 9 ans et 1 fille de 16 ans, son seul soutien (il a 1 fils de 34 ans à l’étranger) ; « après avoir végété plusieurs mois dans la misère, j’ai eu la bonne fortune de rencontrer Mr Nelson, qui m’a recueilli avec un enfant. Mr Nelson est un malheureux instituteur père de famille [à Sainte Marie de la Capesterre] et vous savez, Mr le Président, que l’instituteur à la Guadeloupe ne gagne que tout juste de quoi vivre. » [La lettre a sans doute été écrite par l’instituteur lui-même…].
Clara CARNIER, 60 ans, a quitté Saint-Pierre 3 mois avant ; elle se loue comme domestique « pour les besoins de mon existence » à Capesterre (Guadeloupe) ; elle a perdu deux filles de 28 et 34 ans et un petit-fils.
Les personnes ou familles aisées avant la Catastrophe
Émilie MAYNE de SAINTE LUCE veuve de Léon DÉCOMIS, née en 1857, a perdu 59 personnes de sa famille ; rescapée sur le Suchet, elle se rend en Guadeloupe avec sa fille Jeanne[8] ; en juillet 1902 la mère et la fille sont chez M. Le Dentu à Saint-Claude ; puis elle est à Paris, dans la misère et demande en 1903 de partir pour la Cochinchine ou le Tonkin rejoindre sa fille aînée et son gendre qui depuis la catastrophe est fonctionnaire en Indochine.
Paul Constant FROGER, 40 ans, était caissier à la maison Borde et fils à Saint Pierre ; il a quitté Saint-Pierre le 8 mai au matin avec sa femme, 30 ans, 7 enfants en bas âge, de 10 ans à 8 mois, sa belle-mère et une bonne de 18 ans, Adeline WILLIAM ; il a perdu une sœur et une nièce ; ils sont partis le 20 mai sur le Salvador pour Basse-Terre, mais il se propose de rallier son pays dès qu’il saura sa famille en sécurité.
Les mineurs HUBERT (du Moule), enfants de Louis Hubert et de Marie Louise Betzie HODEBOURG DESBROSSES (née le 13/02/1870 à Fort-de-France), recueillis par Appolinaire ROZELLY au Petit Bourg ; leur mère, qui serait héritière d’Élie Hodebourg Desbrosses mort le 8 mai, n’est pas connue de la famille Hodebourg Desbrosses (le dossier Rozelly, C8c50, est vide) ;
Parmi les faire-part de décès (Contrôle 265) celui « M. et Mme E. Hodebourg Desbrosses et leurs enfants ».
Fort-de-France, 19/03/1870 : Louis Hodebourg Desbrosses, 55 ans, habitant propriétaire domicilié à Fort-de-France, habitation Morne à l’eau, présente Marie Louise Betzie, née 13/02 de lui et son épouse Marie Clotilde Lebreton, 35 ans ; témoin Eloi Jaham Desrivaux, 47 ans, et Victor Lecamus, 48 ans.
Pantaléon ROSIER, économe au lycée de Saint Pierre, 65 ans, et sa femme, Evélie SAINVILLE, 63 ans, morts le 8 mai ; enfants :
Gérard, 40 ans, professeur au lycée Carnot de Pointe à Pitre, 3 enfants
Hector, 38 ans, receveur des contributions à Trinité, 7 enfants
Sully, 32 ans, professeur à Pontoise
Rodolphe, 30 ans, habitant à Saint Pierre, réfugié à Capesterre (Guadeloupe), sans ressources
Evélie, 18 ans, domiciliée à Saint-Pierre, réfugiée à Pointe-à-Pitre (où elle était fortuitement, en visite chez son frère : « obligée de rester définitivement à la Guadeloupe où je n’étais que de passage »)
Sont à la charge de Gérard et Hector : leur frère Rodolphe, leur sœur mineure et leur grand-mère veuve Sainville, de Sainte-Marie
Les BOUSCAREN, BUDAN, GOMBAUD SAINT-ONGE : voir notre article sur « La famille de MASSIAS de BONNE à Saint-Pierre en 1902 »[9].
Mathieu SOMASSOUDROM, né dans l’Inde, demeurant dans la Martinique dès 1872, ex-entrepreneur de la ville de Saint-Pierre depuis 1883, réfugié à la Guadeloupe, a perdu sa femme Euphrasie Virgina à la Basse-Pointe et 4 enfants de 18 à 8 ans.
Mlle Camille SOUQUET BASIÈGE, née à Saint-Pierre en 1870, sinistrée, institutrice libre en Guadeloupe, demande d’augmenter sa rente viagère de 300 à 600 francs.
Roger TOUIN, né en 1877 au Carbet, a perdu sa situation de directeur de la rhumerie Ernoult à Saint-Pierre ; il est parti pour la Guadeloupe où il a dirigé la rhumerie Pic ; tombé malade, il est parti pour Paris où il a été recueilli par Mme GILARDIN, guadeloupéenne ; il demande en septembre 1903 à repartir pour la Martinique.
Les WINTER DURENNEL
Joseph Marie Augustin Fernand WINTER DURENNEL[10], descendant d’une famille notable de Saint-Pierre, né dans cette ville en 1846, venait de perdre son épouse.
Administrateur du journal « Les Antilles », vieux pierrotin, ayant une bonne connaissance des phénomènes volcaniques et de la Pelée en particulier, conscient de l’imminence du danger de l’éruption quitta la ville le 6 mai avec son fils Fernand et ses trois filles Laure, Marguerite et Alice, ainsi que 400 pierrotins, non sans avoir recommandé à tous ses proches et amis de gagner les hauteurs de la ville, la Consolation, le morne d’Orange, et après leur avoir fait ses adieux. Son autre fils, Edgard quitte Saint-Pierre le 8 mai à 6h 30 avec 34 personnes. Ce seront les dernières à avoir quitté la « Perle des Antilles ».
Marie Philomène Élisabeth Laure (autre fille, dossier séparé) a perdu tout le matériel d’imprimerie à Saint-Pierre ; elle a obtenu un passage de pont pour Trinidad puis Pointe-à-Pitre.
Joseph Marie Augustin Fernand, 56 ans (sa sœur de 50 ans est morte le 8 mai), réfugié à Pointe-à-Pitre avec deux filles, Marguerite et Alice, et un fils, Edgard ; ils avaient reçu des secours pour 5 personnes du 1er au 30 juin à Trinidad et un passage de pont pour la Guadeloupe.
Edgard veut rejoindre en Nouvelle Calédonie son oncle Camille BAUDIN, chef de bureau des directions de l’intérieur en retraite (qui a 10 enfants) ; il épousera à Gourbeyre en 1906 sa cousine Baudin et partira pour les Etats-Unis en 1911[11].
Dès la fin mai 1902, beaucoup des réfugiés en Guadeloupe repartent pour la Martinique. « L’émigration vers la Guadeloupe n’aura été qu’un épisode très ponctuel et limité dans le temps. » Dans l’état civil de Pointe-à-Pitre, de mai à décembre 1902, 6 décès de réfugiés[12].
[1] Cœur Créole (C.C. Lambolez), Saint-Pierre Martinique : 1635-1902, partie 2 : Saint Pierre 1902 (sur Manioc, bibliothèque numérique, Université des Antilles et de la Guyane), p. 417-418 (vue 202) : « Faut-il évacuer la Martinique ? De quel côté diriger l’exode ? » et « Gerville Réache. La Vérité, par Yvon Le Villain, tome II p. 816.
[2] Les introductions en italiques sont des reprises de la conférence de 2003 au congrès de Limoges qui ne donnait pas d’exemples nominatifs.
[3] Le Horten cité parmi les bateaux à acquérir : 1902 au jour le jour, Patrice Louis, Ibis Rouge 2001 p. 113 ; C/8c/23 dossier Froger.
[4] Annales des Antilles 36, 2002-2004, La Guadeloupe et l’éruption de la Montagne Pelée, par Franck Kacy.
[5] Léo Ursulet, Le désastre de 1902 à la Martinique, L’éruption de la Montagne Pelée et ses conséquences, L’Harmattan, mars 1997, p. 301
[6] Nous ne donnerons pas les références de C/8c pour tous les exemples donnés, afin d’alléger la lecture, mais on les retrouvera facilement en consultant la base de données.
[7] JO de la Martinique, cité dans Annales des Antilles 36, 2002-2004, La Guadeloupe et l’éruption de la Montagne Pelée, par Franck Kacy.
[8] Histoire vécue des cataclysmes, publié en 1904, p. 183 : Mme Décomis.
[9] GHC 158-159, avril mai 2003.
[10] Voir sa lettre dans GHC 148, mai 2002, p. 3498.
[11] 209 anciennes familles subsistantes de la Martinique, Eugène Bruneau-Latouche ; et Isa Cabre sur Geneanet.
[12] Annales des Antilles n°36, 2002-2004, article de Franck Kacy.