Les sources de la base de données

Cet article d’Alex Bourdon, président de l’AMARHISFA auquel ont été ajoutés des éléments d’un article de Dominique Taffin signés [DT] publiés en 2002 dans la première version de la base de données.
La base de données a été établie à partir de six sources d’informations sur l’identité des victimes des éruptions de 1902 :
– La tradition orale familiale : récits transmis de génération en génération avec cependant quelques risques d’erreurs
– Certains ouvrages[1] écrits peu après la catastrophe notamment : Saint-Pierre-Martinique 1635-1902, Cœur Créole, ouvrage édité en 1905
– Journal officiel de la Martinique : liste de bénéficiaires de secours définitifs publiée au journal en 1904, puis en 1908 à la liquidation des fonds de secours
– L’état civil : actes de décès enregistrés dans les communes d’Ajoupa-Bouillon et de Fort-de-France
– Les jugements déclaratifs de décès
– Le fonds C8C conservé aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) à Aix-en-Provence.
Nous développerons ci-après les trois sources d’information de loin les plus importantes : l’état civil (11 000 victimes identifiées), les jugements déclaratifs de décès (3 800 victimes identifiées) et le fonds d’archives C8C (25 000 victimes identifiées).
L’état civil
L’état civil de Saint-Pierre, collections communales et du greffe, a disparu entièrement dans l’éruption. C’est donc la collection aujourd’hui conservée aux Archives d’outre-mer (celle du Dépôt des papiers publics) qui est la seule de référence aujourd’hui. Elle a servi à reconstituer un nouvel exemplaire, conservé aux Archives départementales, couvrant les années 1763-1899. Un microfilm en est disponible pour les années 1763-1870, et 1895-1899, consultable sur place ou par déplacement.
Pour les autres communes du Nord, la collection du greffe a été également perdue, puisqu’elle était conservée au tribunal de 1ère instance de Saint-Pierre. La collection communale et celle du DPPC sont donc d’autant plus précieuses. D’ailleurs, dès 1902, le gouverneur a enjoint aux maires des communes du Nord (Ajoupa-Bouillon, Grand-Rivière, Macouba, Basse-Pointe, Fonds-Saint-Denis, Carbet) de prendre soin d’évacuer les registres d’état civil (JOM du 5 septembre 1902). [DT]
Les jugements déclaratifs de décès
L’absence
En droit français, une personne qui disparaît sans laisser de traces est considérée comme absente. Son décès sera déclaré par voie judiciaire, mais après un délai qui varie de 10 à 20 ans et ce n’est qu’après ce long moment que sa succession pourra être liquidée. Il existe cependant un dispositif juridique dérogatoire qui permet, sans délai, au tribunal, de déclarer le décès de la personne absente. Ainsi en est-il, lorsque la disparition est survenue dans des circonstances qui rendent le décès quasi certain même si le corps n’a pas été retrouvé : accidents d’avion, catastrophes naturelles… Dès après le jugement, la succession du disparu pourra être liquidée et son conjoint survivant se remarier éventuellement.
Le tribunal de première instance de Fort-de-France
Après la catastrophe de 1902, le Tribunal de première instance de Fort-de-France, à la requête des familles qui avaient un intérêt patrimonial, a rendu de nombreux jugements déclaratifs de décès. Les premiers jugements ont eu lieu dès le mois de septembre 1902, et le plus grand nombre en 1903. Dans le Journal officiel de la Martinique du 18 novembre 1902, le « Procureur général près la Cour d’appel de la Martinique prie les personnes qui ont perdu des parents dans la catastrophe du 8 mai de lui adresser la liste des membres de leur famille ainsi disparus, en lui indiquant l’identité aussi précise que possible de chacun d’eux et tous les renseignements pouvant permettre de faire constater officiellement leur décès ».
La transcription des jugements déclaratifs de décès
Ces jugements, en vertu de la loi, pour être opposables aux tiers, devaient être transcrits dans les registres d’état civil des communes du lieu présumé du décès ou le cas échéant celui du dernier domicile du défunt. Cette formalité de transcription des jugements déclaratifs de décès a été effectuée essentiellement au Carbet puisque cette commune avait absorbé administrativement Saint-Pierre, de facto depuis l’éruption de 1902, puis en vertu de la loi du 15 février 1910. C’est dans les registres du Carbet des années 1911 et 1912 que l’on trouve le plus grand nombre de jugements transcrits. Cette formalité a donc été accomplie plusieurs années après le prononcé du jugement car les justiciables ont dû attendre que la loi du 15 février 1910 précitée officialise l’absorption administrative de Saint-Pierre par le Carbet. Saint-Pierre recouvra ses attributs de collectivité communale de plein exercice avec la capacité de tenir des registres d’état civil en 1923 (loi du 20 mars 1923).
Il est très probable que les tribunaux de métropole dont dépendaient des réfugiés partis pour France aient enregistré de telles déclarations, mais la recherche exhaustive est impossible à accomplir.
Ces déclarations n’ont pas été systématiquement faites par les survivants, dans la mesure où elles n’avaient pas d’utilité pour eux : elles ne conditionnaient pas, par exemple, l’octroi de secours, comme pour les formulaires de déclaration du comité de secours. En revanche, elles se sont avérées nécessaires en matière de succession, si bien que ce n’est parfois que des années plus tard, afin de régler un partage ou un litige, que les jugements de décès sont rendus.
Quelques transcriptions de jugements déclaratifs de décès concernant des victimes des éruptions de 1902 ont été accomplies tardivement, après 1940. Elles concernaient sans doute des ayants-droits qui ignoraient la nécessité de cette formalité.
Des personnes déclarées décédées à tort dans la catastrophe
Lors du dépouillement des jugements de décès, nous avons décelé quelques inexactitudes sur la matérialité des faits allégués. Ainsi, Césaire GUIOBY, mort à Saint-Pierre le 7 juillet 1883 acte n°616, est déclaré décédé à Saint-Pierre le 8 mai 1902 par jugement du tribunal de première instance de Fort-de France transcrit au Carbet en 1913 acte n°30. Nous avons relevé plusieurs cas similaires : Louise NITIGA, née à Saint-Pierre le 13 octobre 1870 acte 1670. Un jugement transcrit tardivement à Saint-Pierre le 17 décembre 1934 acte n°393, la déclare morte le 8 mai 1902, alors que son décès a été enregistré à Saint-Pierre sept ans avant la catastrophe, le 24 avril 1895 acte n°393. Ce qui est remarquable dans ce cas d’espèce, c’est que le jugement de décès a été transcrit à l’état civil de Saint-Pierre 32 ans après la catastrophe.
Comment de telles inexactitudes peuvent-elles se produire dans un jugement ? L’explication plausible est la suivante : les familles voulant liquider la succession du défunt n’ont aucune pièce d’identité le concernant et parfois ignorent même la date de son décès. Le jugement déclaratif de décès, établi sur la foi de simples témoignages, est la solution la plus commode. D’autant que les juges, face à une avalanche de dossiers des justiciables, travaillent très vite et ne sont pas très regardants s’agissant de décès présumés avoir eu lieu dans la catastrophe de 1902.
Le dépouillement des jugements déclaratifs de décès a été effectué par l’AMARHISFA sous l’égide de Madame Enry Lony en 2002. Ce dépouillement a été repris et parachevé en 2017 par Alex Bourdon et Yvon Saint-Louis-Augustin.
Le fonds C8C conservé à Aix-en-Provence
C’est la source principale de nos informations sur les disparus et les sinistrés.
Le fonds d’archives C8C – c’est ainsi qu’il est dénommé – est conservé aux Archives Nationales de l’Outre-Mer (ANOM) basées à Aix-en-Provence. Il contient les demandes de secours qu’avaient déposées les sinistrés auprès des comités d’attribution après la catastrophe de 1902. La détresse des Martiniquais avait alors suscité un élan de sympathie et de générosité venant du monde entier. Pour accéder aux aides sur les fonds humanitaires, chaque sinistré avait dû remplir un dossier.
Les milliers de dossiers issus de cette procédure nous renseignent sur l’identité des personnes sinistrées et celle d’un très grand nombre de personnes disparues (plusieurs milliers). Ils nous donnent aussi des éléments de connaissance du patrimoine des familles et des professions exercées par les victimes.
L’attribution des aides
Le comité officiel d’assistance et de secours se réunit à Paris, sous l’égide du ministre des Colonies dès le 12 mai, tandis qu’à l’annonce de la catastrophe, une cellule de crise, le Bureau spécial de la Martinique est créé au ministère.
Sur place, sous la présidence de Victor Sévère, maire de Fort-de-France, une commission locale se réunit le même jour, ayant pour attribution de proposer les mesures au soulagement des sinistrés et la répartition des secours, d’abord sous forme d’une distribution de vivres au jour le jour.
Le comité parisien se voit confier la répartition définitive d’aides, grâce aux sommes collectées dans le monde entier qui lui sont remises et à l’argent débloqué par le gouvernement. Il fonctionnera jusqu’en 1909, après quoi, un comité de patronage assurera seul le suivi social des allocataires, tandis que la direction du Contrôle des Colonies veille à la bonne gestion des fonds.
Ce sont au total 9,358 millions de francs qui sont collectés dans le monde en faveur des victimes de l’éruption de 1902.
En France, les souscriptions sont patronnées par les préfets, et dans les ports sont constitués des comités, où apparaissent les relations commerciales et familiales existant entre ces villes et Saint-Pierre : Bordeaux, Marseille, Saint-Nazaire, Le Havre, Rouen.
2 157 dossiers reçoivent une suite favorable, pour un montant total de 1 607 115 francs.
Les secours définitifs consistent en une aide ponctuelle, à défaut d’une véritable indemnité pour les pertes occasionnées, que jamais l’administration coloniale n’admettra.
Le montant des secours définitifs est finalement de 5,6 millions de francs, en incluant les secours immédiats délivrés juste après l’éruption du 8 mai.
Des secours viagers, pour les veuves et les vieillards, temporaires (jusqu’à leur majorité) pour les orphelins, ainsi que des bourses, pour les élèves de l’ancien lycée Schoelcher et les étudiants, sont attribués. [DT]
Les erreurs relevées lors du dépouillement des documents d’archives
Lors de l’opération de dépouillement des archives, nous avons été confrontés aussi à des inexactitudes sur les faits mentionnés et à des erreurs multiples sur l’identité des personnes disparues. Nous avons rétabli à chaque fois l’identité exacte des personnes. Ce travail a nécessité souvent une recherche généalogique plus ou moins approfondie et une bonne connaissance de l’anthroponymie martiniquaise.
Quelques exemples d’erreurs sur l’identité des personnes
Solange SCHOELCHER, qui a sollicité un secours sur les fonds de la souscription publique, a perdu son époux dans la catastrophe du 8 mai 1902. Selon les sources archivistiques [ANOM C8C23 et C8C51], l’identité de l’époux serait Sainte-Catherine (le prénom) et FRANCISQUE (le nom). Après recherche dans les registres d’état civil, nous découvrons que la pétitionnaire se nomme en réalité Solange CHERCHEL et non SCHOELCHER et que son époux décédé s’appelle Francisque SAINTE-CATHERINE et non Sainte-Catherine FRANCISQUE. Il y a eu, en ce qui concerne celui-ci, une inversion des nom et prénom.
Le contexte de l’époque est propice à ce genre d’erreurs. Beaucoup de Martiniquais venant des zones dévastées par le volcan n’ont plus aucun papier d’identité ; nombre d’entre eux sont analphabètes. Pour accéder à des secours un peu plus importants que les distributions périodiques de vivres, il est nécessaire que les pétitionnaires remplissent une demande écrite qui doit être soumise à l’appréciation d’une commission. Ces personnes analphabètes ont eu recours à une tierce personne – un écrivain public ou une personne charitable – qui a rempli à leur place les demandes de secours. Le rédacteur de la déclaration va transcrire ce qu’il a entendu et compris des dires des déclarants. D’où parfois une transcription phonétique qui aboutit à une déformation des noms.
Spécificités de la langue créole
En créole, la lettre U du français se transforme en I. Ainsi, Marie DUDRAY, dans la demande de secours déposée par sa fille survivante, est transcrite sous le nom Marie DIDRAI et Edgard VILLENEUVE, son époux, tous deux victimes de l’éruption du 8 mai 1902, devient Edgard VILNAIVE [ANOM C8C18].
En revanche, il est arrivé que le rédacteur de l’acte, se croyant perspicace, a rectifié des noms à mauvais escient. Ainsi, lorsque la veuve Anicet WILLIAM vient déclarer que ses six petits-enfants se nommant IRTON sont morts le 8 mai 1902 à Saint-Pierre, le rédacteur a cru devoir franciser le nom qu’il a entendu en enregistrant ces personnes sous le nom URTON. Alors que cette fois-ci, la prononciation était la bonne, le nom étant bien IRTON [ANOM C8C02065].
Les documents manuscrits sources d’erreurs de lecture
Au début du XXe siècle, la rédaction des actes d’état civil et des jugements était encore manuscrite. La lecture correcte de tels documents est tributaire de la calligraphie du scribe qui les a rédigés et elle n’était pas toujours irréprochable, certaines écritures étant carrément illisibles. Ainsi avions-nous inscrit Léonce MORAIRE sur notre liste de disparus avant qu’une vérification faite dans les registres d’état civil du Carbet nous révèle l’identité exacte de la victime : Léonie MORAVIE. Cette fois-ci, l’erreur était imputable à l’équipe de dépouillement.
[1] Certains ouvrages recèlent parfois des erreurs, ainsi le dictionnaire encyclopédique Madras signale, à la page 471 de l’édition de 1993, la disparition le 8 mai 1902 du pharmacien MONNERVILLE, membre de la mission scientifique nommée par le gouverneur Louis Mouttet pour évaluer la dangerosité du volcan ; il était pharmacien-major des troupes coloniales, né à Compans en Seine-et-Marne. Cette information contient une double erreur. En effet, l’intéressé se nomme en réalité Paul MIRVILLE, et non MONNERVILLE et il est décédé en 1932 à Nice. Il n’a donc pas péri dans la catastrophe. Au demeurant le 8 mai 1902, il était à Fort-de-France.