LA CATASTROPHE ET SES CONSÉQUENCES

Cet article est issu d’une conférence présentée aux Archives départementales de la Martinique en 2002 par Bernadette et Philippe Rossignol. Il s’agit d’une analyse tirée du dépouillement systématique des 100 premiers cartons de la série C/8c qui contient les dossiers de demande de secours de personnes sinistrées. Retrouvez l’article complet : https://www.ghcaraibe.org/docu/docu.html
Les termes utilisés pour l’évoquer
Celui qui domine, de très loin, est celui conservé par la mémoire « la catastrophe », quelquefois accompagné de l’adjectif « volcanique ». Peu de termes techniques comme « l’éruption » ; jamais « la nuée ardente ».
On a parfois des précisions : « la pluie de cendres, de tonnerre et d’éclairs », « le gouffre volcanique » (1 Achéen), « la pluie de boue » (canonnier Tribut). Plus tard le gendarme à cheval CAGNION rescapé de la catastrophe du 30 août, qualifiera la Pelée de « l’animal monstre », « l’animal Pelé ». Nous avons publié ces témoignages, qui ne viennent pas seulement du fonds C/8c, dans notre numéro spécial de mai.
La fuite loin du volcan
Les deux vieilles demoiselles de PERCIN, Odélie (80 ans) et Caroline (70 ans) ont quitté Saint-Pierre la veille du 8 mai « épouvantées par les trépidations du sol et les détonations du volcan » ; elles ont tout laissé sur place et tout perdu. Dès la pluie de cendre du 2 mai, les gens ont commencé à fuir mais c’est à partir du 5 mai, après avoir vu l’usine Guérin disparaître dans le flot de boue de la Rivière Blanche, que la panique s’est accentuée et que ceux qui le pouvaient sont partis ou ont évacué femme et enfants, pour les familles notables, ou enfants seulement pour les familles plus humbles qui avaient absolument besoin de garder leur travail, ou pour les mères célibataires. Si les départs par les bateaux de la compagnie Gérard, départ des familles notables et de quelques autres, peuvent être comptabilisés (1 640 entre le 1er et le 7 mai, mais 290 venus ou revenus à Saint-Pierre), combien de départs se sont faits par terre, en voiture à cheval pour les plus aisés, ou à pied par la route et dans les dernières heures par tous les sentiers de la montagne vers les communes les plus proches, Fonds-Saint-Denis, le Carbet, le Morne Rouge ! Il faut bien penser que les petites gens avaient l’habitude de circuler à pied pour de longs déplacements.
Nous n’avons pas pris note de toutes les mentions « parti le 5 mai », « parti le 6 mai », « parti l’avant-veille », « le mercredi « ou « la veille », à telle heure, « parti le 7 mai à 6h30 » (le dernier bateau de la compagnie Girard) mais elles sont très nombreuses ; nombreux sont ceux partis en famille « avec la rechange sur le corps » en laissant leurs maigres biens, comme Fernand RASCAR, sa femme et leurs quatre enfants (48/4). Nous supposons d’ailleurs à la lecture des dossiers que beaucoup de ceux qui s’étaient réfugiés à Saint-Pierre venant du Prêcheur, de Sainte-Philomène, des campagnes, dès les premières manifestations du volcan, ont continué à fuir voyant que les cendres tombaient sur la ville aussi. D’ailleurs il ne semble pas qu’il y ait eu quoi que ce soit d’organisé pour les réfugiés à Saint-Pierre et leur exode a continué. Il faut ajouter que, contrairement à ce qu’on peut lire, beaucoup des jeunes scolarisés à Saint-Pierre, qui étaient très nombreux, venus de toute la Martinique et vivant dans les internats, tant laïcs que religieux, ne sont pas morts à Saint-Pierre mais ont été renvoyés dans leur famille dès le 3 mai (pensionnat colonial) (48/3, 50/5) ou le 5 (école normale) (48/2) ou encore leurs correspondants les ont retirés de l’internat et envoyés chez leurs parents (certains parfois se plaignent qu’on les ait renvoyés sans leur trousseau !). Les établissements scolaires étant fermés, beaucoup d’instituteurs, d’institutrices, de professeurs et de directeurs ou directrices d’école sont partis eux aussi ; bien entendu d’autres, nombreux et dont on a les listes, sont restés.
Les autorisations de fouilles
Beaucoup de dossiers contiennent des plaintes pour pertes dues aux pillards. Aussi quand les propriétaires obtiennent, tardivement, des autorisations de fouilles, ils ne retrouvent pas grand-chose ou des coffres ouverts et vides (49/3).
La misère
Il est difficile de savoir si certaines situations décrites sont ou non véridiques, comme celle de ce jeune homme de 18 ans, journalier sur les quais de Marseille, qui a perdu le 8 mai son parrain et sa marraine (45/5) ; mais certaines phrases « sonnent vrai », comme cette veuve bien antillaise qui ne mange que « quelques patates sans un morceau de morue ».
D’autres déclarent à la gendarmerie en 1904 que, réfugiés « avec la rechange sur le dos », ils n’ont reçu depuis que vivres et allocation journalière puis une concession de mauvaise terre et une case (46/1).
Xavier SAVANE, commis des contributions, connu sous son nom de plume SALAVINA (il signe Xavier et non Virgile, ses prénoms complets étant François Xavier Virgile), parti le 6 mai avec sa femme institutrice et sa famille, soit onze personnes en tout, de Sainte-Philomène « hameau que volatilisa le volcan deux jours plus tard », abandonnant tout ce qu’il possédait « soit plus de 50 000 francs », se retrouve à Fort de France et obtient du gouverneur « la modique somme de 150 F ». En octobre 1903 il écrit une lettre pathétique, rompant le silence, pour demander de l’aide : « c’est qu’aujourd’hui la coupe déborde… La misère frappe à nos portes. En effet, tandis que nous nous saignons depuis plus d’un an pour solder mensuellement les meubles dans lesquels nous vivons, le linge acheté en mai 1902, l’écolage de nos enfants, etc. », leur créancier hypothécaire de Saint-Pierre pour 5 500 francs, un conseiller privé, « vient sans pitié mettre une saisie-arrêt sur nos appointements qui, déjà, nous sont insuffisants ». « Ex-propriétaires, mais toujours fonctionnaires, nous avons tout perdu, sauf nos dettes ! » (52/3)
La peur
Certains sont devenus fous, comme le fils de 30 ans de la veuve NOVERT, « aliéné depuis la catastrophe » (44/2) ou un avocat de 40 ans, veuf, qui se retrouve à l’asile d’aliénés en 1907 (45/7).
La peur de la disparition complète de l’île a fait fuir certains de ceux qui n’habitaient pas à Saint-Pierre, n’y avaient perdu aucun bien, ni personne de leur famille mais qui demandent des secours ou le remboursement de leurs frais de voyage parce qu’ils considèrent que, indirectement, ils sont eux aussi des sinistrés.
L’espoir vain d’une aide ou d’un prêt pour recommencer à travailler
Plusieurs demandent un prêt pour retravailler, qu’ils n’obtiennent pas parce que la commission se limitait aux secours. Par exemple Marie Joseph Ernest PÉLISSIERTANON, négociant en détail réfugié à Fort de France, qui a perdu trois gabarres à Saint-Pierre, demande 12 000F de prêt à long terme (45/5). Plusieurs, de toutes classes sociales, font état de leur bonne santé et réclament un peu d’argent pour redémarrer. L’habitant HOUDELETK, sauvé par miracle et dont nous avons publié la requête dans notre numéro spécial de mai, écrit « je me sens encore assez d’énergie malgré mon âge (il a 72 ans) pour me débrouiller si j’avais quelques fonds à ma disposition ».
Ceux qui en profitent
On peut sourire en découvrant en marge d’une déclaration qui énumère et évalue les biens perdus la mention « farceur ! » ou lire au passage tel rapport du comité des secours qui fustige « ces fonctionnaires qui profitent de la situation privilégiée qui leur est faite pour prolonger leur séjour en France » (45/7). Xavier SAVANE, dont nous venons de parler, avait choisi de rester en Martinique au lieu « comme tant d’autres de partir pour France bénéficier de notre situation de sinistrés : « Tous les fonctionnaires qui ont fui le volcan – tous ceux qui ont déserté leur poste, quoi ! – ont obtenu toutes les faveurs du gouvernement et des bourses pour leurs enfants » (52/3).
Il est vrai que, à lire tant de témoignages, on a bien l’impression que non seulement les fonctionnaires mais la plupart de ceux qui résidaient déjà en métropole ou s’y sont réfugiés ont davantage et plus vite bénéficié de secours, pensions, bourses, que ceux restés dans l’île. Parfois on remarque et rectifie des erreurs d’attribution de secours par homonymie ou confusion entre le prénom, le surnom et le patronyme, à la suite de réclamations. Il s’agit en général d’un montant peu élevé ; on ne reprend pas alors le secours déjà attribué à la personne qui, elle aussi, l’avait demandé et n’aurait pas dû l’obtenir ou on se contente de l’interrompre si c’est une bourse ou un secours viager.
Les orphelins
Les grands-mères ou grands-pères âgés et veufs ou veuves se retrouvent chargés d’un ou, plus souvent, plusieurs enfants en bas-âge, parce que leur mère célibataire est venue les leur confier quelques jours avant la catastrophe qui lui a coûté la vie. Nous avons cité le cas dans notre numéro de mai de la veuve AMINTAS au Morne Rouge qui se retrouve avec Achille, fils de sa fille Nathalie et André, fils d’une autre fille, Laurence ; les deux mères vivaient avec des instituteurs dont il n’est pas précisé s’ils étaient les pères.
Les orphelins ne sont de toute façon pas abandonnés. La solidarité familiale ou amicale est très forte. S’ils ne sont pas recueillis par un grand-parent, ils le sont par un oncle, une tante, une marraine ou un parrain, une amie de la mère. Ce sont ces adultes qui remplissent la demande de secours pour le ou les enfants qui représentent pour eux une lourde charge mais qu’ils acceptent. Par exemple Linius DORMIER, âgé de 33 ans et commerçant à Fort de France, se retrouve avec un orphelin de 2 ans, Joseph RAVI, confié par sa grand-mère, la mère étant décédée, alors qu’il n’a avec lui aucun rapport de parenté (48/4).
Les orphelins recueillis en France
Aussi les annonces parues dans la presse métropolitaine pour inciter à accueillir et élever des orphelins martiniquais n’ont pas été suivies de nombreux effets concrets, soit du fait des demandeurs métropolitains soit, plus souvent encore, parce qu’on ne trouvait pas en Martinique d’orphelins adoptables ou que ceux qui les avaient pris en charge dans l’île se rétractent et les gardent. Deux orphelinats protestants se proposent pour accueillir, l’un à Dély Ibrahim en Algérie quatre orphelins, l’autre à Saverdun en Ariège dix orphelins, en précisant dans les deux cas que les orphelins doivent être protestants et même, pour celui de l’Ariège qui est un orphelinat agricole, qu’ils doivent avoir treize ans au moins et un trousseau ! On leur répond qu’il n’y a pas d’orphelins martiniquais répondant à ces conditions (44/4). Pourquoi des orphelinats protestants répondent-ils à l’appel ? Sans doute parce que le gouverneur MOUTTET était de la religion réformée, comme nous l’apprend le dossier de ses enfants (42/5). Une autre protestante, polonaise, recueille la jeune Mala et veut l’emmener en Pologne (44/5). Il ne suffit pas de demander un orphelin pour qu’on vous le confie. Il y a tout un échange de lettres, des enquêtes de moralité, etc. Et on aboutit souvent à un refus lorsqu’il semble évident que la personne espère avoir un domestique à bon compte ou pire encore, comme cette Marseillaise qui proposait d’accueillir trois jeunes martiniquaises de 13 ans à condition qu’elles soient jolies… D’autres fois c’est le demandeur qui refuse l’enfant qu’on lui propose parce qu’il ne correspond pas à ses critères (de couleur de peau en particulier). En revanche on trouve le cas émouvant d’un couple stérile qui attend et accueille avec amour un garçon, bien qu’il soit plus âgé que ce qu’ils espéraient, veut l’adopter et apprend que c’est impossible parce que l’enfant a encore son père en Martinique. Le couple garde l’enfant, l’éduque, le soigne (il est souvent malade) et, devenu jeune homme, il s’engage dans la marine.