LA POPULATION DE SAINT-PIERRE  ET DE LA MARTINIQUE EN 1902

Cet article est issu d’une conférence présentée aux Archives départementales de la Martinique en 2002 par Bernadette et Philippe Rossignol. Il s’agit d’une analyse tirée du dépouillement systématique des 100 premiers cartons de la série C/8c qui contiennent les dossiers de demande de secours de personnes sinistrées.
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Par ordre alphabétique, sans différence sociale, ce sont toutes les catégories de population qui ressurgissent dans les dossiers de demande de secours des personnes sinistrées.

LES MÉTIERS ET ACTIVITÉS

  1. LA CAMPAGNE

À un riche habitant sucrier succède un cultivateur (ou une « cultivateuse » comme on le lit souvent) ou celui qui déclare la perte d’un cochon ou de quatre poules.
Avrillette DUGUERRE veuve de Victorin PÉTRICIEN énumère ses plantations perdues : six pieds de fruits à pain, 500 petits pieds de cacao, chou caraïbe, igname caplaou et igname jaune, banane, avocat, couche couche (sic, pour cousse couche), etc. (46/3)
On trouve aussi dans ces dossiers quelques inventaires d’habitations très complets, par exemple celui établi au 31 décembre 1901 pour les habitations Pécoul et La Montagne (aujourd’hui Depaz) à Basse-Pointe, présenté par Auguste PÉCOUL (45-5).

  1. LA VILLE

Les artisans de tous les corps de métier défilent, certains énumérant leurs outils, avec leur prix, comme cet ébéniste, cet apprenti relieur, ce charpentier, ce forgeron (44/5), ce cordonnier, ce marin pêcheur (44/5) ou encore ce coiffeur dont on peut reconstituer tout le salon. N’oublions pas les « faiseuses de bouts », ces longs cigares antillais et, bien sûr, les nombreuses couturières (que de machines à coudre dans les listes de biens perdus, dont on précise souvent la marque, « Nationale » !). Beaucoup de blanchisseuses et lessivières aussi, nombreuses à Saint-Pierre, comme on le sait.Le commerce local est représenté par les employés des magasins, dont eux-mêmes ou leur famille survivante précisent l’adresse et le nom du patron, comme Elvire SAINT-PRIX, employée Au Sans Pareil d’H. DUPUIS et Cie (51/6), ou par les petits commerçants qui n’avaient qu’une pièce pour écouler leurs marchandises, dont ils donnent la liste détaillée, mais aussi par la marchande au panier, mère de famille, qui, écrit son mari, est descendue à Saint-Pierre de bon matin et qui y est morte ou, au contraire, par la porteuse de pain, sauvée de l’éruption parce qu’elle est partie à 5 heures porter du pain dans la campagne. On relit alors avec émotion le premier chapitre des « Esquisses martiniquaises » que Lafcadio Hearn, en Martinique une dizaine d’années avant 1902, consacre aux « porteuses », parmi lesquelles « certaines filles employées par les grandes boulangeries de Fort-de-France et de Saint-Pierre ; ce sont de véritables cariatides (…) ; elles portent des paniers d’une dimension extraordinaire très haut dans les montagnes, avant l’aube, afin de fournir les familles campagnardes de pain frais, dès la première heure. Pour ce travail, elles reçoivent vingt francs par mois et un pain par jour ! »

Les propriétaires ou gérants de magasins
La boulangerie de Roger PEU DUVALLON, rue Victor Hugo, achetée en 1901, rapportait un bénéfice net de 40F par jour (46/3).
L’épicier Louis Ernest PIERRE-CHARLES donne la liste de ses fournisseurs et de ses acheteurs pour établir ses dettes et ses créances (46/4).
À un autre niveau, les maisons de commerce d’Europe donnent, factures à l’appui, le nom de leurs représentants, comme ces bijoutiers ou ces horlogers, ou, comptes-courants à l’appui (51/1), ceux de leurs clients, comme BRETEUIL et CLAVIER, pharmaciens herboristes (51/1) fournis par SALLE et Cie, de Paris, ou PICOLET aîné, négociant à Lyon, qui fournissait en cierges l’église paroissiale (46/5).

Les négociants
La plupart des négociants importants de Saint-Pierre sont des entreprises familiales implantées en métropole et en Martinique. Tel est le cas pour la maison PLISSONNEAU et Cie, créée par Tiburce et représentée par sa veuve et ses enfants, dont le chef est l’aîné, Georges, vivant à Bordeaux, et les associés gérants ses frères Émile, Joseph et Pierre, ces deux derniers morts, Pierre le 8 mai et Joseph le 16 à Castries des brûlures reçues en rade de Saint-Pierre sur le Roddam. Avant de quitter Bordeaux pour Fort-de-France voir ce qui pouvait être sauvé, Georges écrit « Tous les Martiniquais habitant la France savent que la maison Plissonneau, comme les autres grandes maisons de la place de Saint-Pierre, a tout perdu dans la catastrophe. » (47/2)

Les marins, pêcheurs, gardiens de phare
Saint-Pierre était un port d’intérêt général, mais aussi local et on ne peut l’ignorer avec les gardiens de phare morts à leur poste, les nombreux marins, qui ont parfois appris la catastrophe au loin ou en revenant, et, encore plus nombreux, les pêcheurs qui donnent le détail de leur outillage. Nombreuses aussi les marchandes de poisson. Bien entendu, il y a aussi les demandes de secours des familles de marins noyés en rade de Saint-Pierre, natifs de Bretagne, d’Italie (les consuls traduisant les lettres et remplissant les formulaires).

Les magistrats, juges, médecins, notaires
En ville, on retrouve toutes les professions libérales et beaucoup de pères de famille revenus exercer leur fonction après avoir mis femme et enfants à l’abri, d’où le grand nombre de veuves et d’orphelins parmi les secourus, nous le verrons.

Les domestiques
Quand les familles sont parties, elles ont souvent emmené leurs domestiques ou, au moins, les bonnes des enfants. Mais ce n’est pas le cas pour d’autres dont les parents âgés demande un secours parce qu’elles leur faisaient une pension sur leurs gages, comme Joséphine RAPHÉE, 26 ans, restée garder la maison de sa patronne Élité LUTER, partie quelques jours avant avec ses deux sœurs en changement d’air à Trinidad (48/4) ; ce qui est surprenant, par ailleurs, c’est qu’on ne trouve pas de dossier au nom de sa patronne.

  1. LES GROUPES ETHNIQUES

Les anciens engagés indiens et africains, arrivés après 1848 et la plupart nés dans les années 1830 et 1840, les syriens et les chinois (les DO et les MÂ) sont présents, mais relativement peu nombreux. Un seul indien donne avec précision ses date et lieu de naissance et un seul africain, Joseph SAMBA, né au Congo le 24 mars 1835 (52/1).
Quand ils ne disent pas seulement « indien » ou « né dans l’Inde », la ville indiquée est Pondichéry (52/1) Les Indiens sont souvent gardiens de troupeaux, les africains cultivateurs, les Syriens et les Chinois dans le petit commerce.
On trouve aussi, par exemple pour la même initiale M, les patronymes de ceux qui sont venus après 1848 comme engagés :

  • d’Afrique : les époux Jules MADJOU, nés tous deux en Afrique vers 1844 ; Louise ZAMBA veuve de Michel MOUTILABANA, née en Afrique de parents inconnus ; Isidore MOUILOU, né en Afrique en 1842, et son fils Pierre, né au Morne Rouge en 1871. On peut y ajouter Marie N’GHINGO, née vers 1844, ou les époux N’GOLYA, ou Marie PAIMBA, née en Afrique d’où elle est arrivée à l’âge de 30 ans, et plusieurs autres ;
  • des Indes : MANAMPÉRÉ, Tirimalé MOUTOUSSAMY, âgé de 63 ans ;
  • ou de Chine : les MÂ.
  1. LES GENDARMES ET LEUR FAMILLE EN FRANCE

Il y avait les Pierrotins établis depuis plusieurs générations, mais il y avait aussi les nombreux fonctionnaires métropolitains, dont plusieurs ont quitté la ville juste avant et les gendarmes, qui y sont restés par devoir. Ces gendarmes disparus à leur poste, nous les connaissons par les lettres de leur famille en France, en général de leurs père et mère âgés, parfois des mères veuves et pauvres à qui ils faisaient une pension. On pourrait dresser la carte de France des terres d’origine de ces gendarmes coloniaux.
Beaucoup sont du sud-ouest, de l’Ariège, du Gers, ou encore de Bretagne.

  1. LES ÉTRANGERS

On en trouve quelques-uns, de Suisse, d’Espagne, du Liban, d’Italie surtout parmi les marins noyés. On trouve aussi ceux qui sont nés à la Dominique, Trinidad ou Sainte-Lucie (mais sont-ils vraiment des étrangers ?). Une famille syrienne maronite est rapatriée par paquebot (53/6). À terme, une fois la base de données terminée, on pourrait en dresser la liste et voir quelle est leur proportion. Nous avons remarqué le gros dossier de la famille italienne ROSTAGNOL, de Bobbio-Pellice dans l’arrondissement de Pignerol, avec cinq familles qui y demeurent, une autre en Uruguay et une à Clermont-Ferrand, héritiers d’un Pierrotin décédé en 1873, qui possédait plusieurs immeubles à Saint-Pierre. Le dossier donne l’histoire de la famille, la liste et la valeur des immeubles et un remarquable plan de Saint-Pierre « établi de mémoire par moi » pour les situer, que nous avons signalé à Dominique Taffin et qui figure en bonne place dans l’actuelle exposition des archives départementales.

Nous avons retrouvé avec émotion le dossier de Raphaël PONS ORFILA (47-4). En effet, nous avions publié dans notre numéro spécial de mai le rapport du canonnier servant TRIBUT, arrivé à Saint-Pierre l’après-midi même du 8 mai et dont le témoignage avait été mis en doute par les autorités, car il parlait de survivants dans les heures qui ont suivi la catastrophe. Le temps qu’il arrive à se faire entendre et obtienne l’envoi de secours, tous étaient morts. Cependant, en fouillant les épaves de la rive, lui et son compagnon avaient découvert un matelot grièvement brûlé qui leur dit être chauffeur à bord du Roraïma, né à Barcelone. Nous ne reprendrons pas son récit ni le sauvetage du matelot par les deux hommes qui le transportèrent jusqu’à Fonds Saint-Denis, puisque nous l’avons déjà publié. TRIBUT disait simplement que, après plusieurs mois à l’hôpital, « notre matelot », complètement guéri, était reparti pour son pays. Voilà un rescapé de Saint-Pierre à ajouter, avec la trentaine sauvée par le Suchet dès le 8 mai au soir, aux mythiques Cyparis et Compère, mais dont on ne parle pas. Il est vrai que Raphaël Pons n’était pas Martiniquais. Son dossier nous donne donc son identité, sa famille, et montre que, s’il était apparemment guéri de ses brûlures, il était hors d’état de travailler pour gagner sa vie et psychologiquement fragile, avec des cauchemars où il tombait dans un océan de flammes. L’ambassadeur de France en Espagne demande donc un secours au comité en faisant valoir que l’Espagne est un des pays qui a généreusement donné pour la Martinique.

L’ENSEIGNEMENT

C’est à Saint-Pierre que se trouvaient les établissements secondaires de la Martinique, avec beaucoup d’élèves internes. Il y avait beaucoup d’écoles, publiques et privées. Léo Ursulet indique, dans sa thèse sur « Le désastre de 1902 », qu’on dénombrait 9 écoles primaires publiques (2 330 élèves) et 25 écoles libres ; l’enseignement secondaire public comportait le lycée (317 élèves), l’école normale et le pensionnat colonial de jeunes filles (288 élèves); l’enseignement secondaire catholique, qui recevait les jeunes des familles blanches aisées, était réparti entre le séminaire-collège et le pensionnat des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, dont les effectifs avaient régressé, et celui des demoiselles DUPOUY et RAMEAU.
– nombreux instituteurs et institutrices. William PARACLET énumère ses 350 volumes disparus (45/2), mais c’est une exception ; les autres ne parlent que de meubles ou vêtements
– la famille en Corse du proviseur du lycée, M. RICCI, se manifeste par 17 lettres, en énumérant tous leurs membres et en affirmant qu’il faisait une pension à frères, cousins, neveux et nièces, et elle réclame donc un secours (49/4).
– statistiques possibles sur l’analphabétisme et, pour employer un terme récent, l’illettrisme, ce qui apparaît en comparant l’écriture de la déclaration à celle de la signature ou bien quand quelqu’un rédige et signe pour le demandeur, avec quelques difficultés ou en la modifiant, croyant bien faire : Edith HILARION qui rédige la déclaration de pertes dictée par Marie Stolline PELCROIX, blanchisseuse née en 1837, entend et écrit son patronyme PELCOI (45/5). Certains, interrogés par la gendarmerie ou la police, affirment que leurs biens perdus sont moins importants que ceux énumérés dans la déclaration rédigée pour eux par une autre personne.
Mais la grande majorité sait écrire, même s’il y a des maladresses d’expression ou des fautes d’orthographe, beaucoup plus rares que dans les lettres et e-mails un siècle plus tard !

– les élèves internes ou leurs parents déclarent la perte du trousseau, mais, ce qui est surprenant à nos yeux, pas celle de livres scolaires. Nous n’avons trouvé qu’une seule déclaration de pertes de livres de classe par un lycéen de 17 ans (43/2).

– établissements secondaires entre Guadeloupe et Martinique

Certains d’entre vous le savent sans doute, mais nous avons appris par des réclamations de parents que plusieurs jeunes guadeloupéens étaient scolarisés dans les établissements de Saint Pierre.

– établissements secondaires fréquentés en France (demandes de bourses)

Beaucoup de jeunes Martiniquais sont scolarisés en France. Ils se retrouvent orphelins ou bien sans ressources, leurs familles étant ruinées, ou sont réfugiés avec leurs parents ou y obtiennent des bourses. On pourra ainsi dresser la liste de tous les établissements scolaires métropolitains fréquentés et en premier lieu les lycées parisiens, Louis le Grand, Janson de Sailly et autres et Fénelon pour les filles. On trouve dans les dossiers leurs prospectus (souvent pour prouver les frais de scolarité), les feuilles de relevé de notes, les autorisations ou demandes d’absence pour vacances avec l’adresse de la famille ou des amis qui reçoivent alors les orphelins, les appréciations des chefs d’établissement sur leurs « boursiers martiniquais », parfois très élogieuses, d’autres fois moins, comme cette jeune fille scolarisée à Aix-en- Provence qui se fait remarquer par son indiscipline et qui ne pense qu’à retrouver son île.

– établissements supérieurs : Facultés de médecine, de droit, de Paris ou de Bordeaux, École des Beaux-Arts,

École coloniale, mais aussi École préparatoire des Arts et Métiers d’Aix (42), Le Parangon école pratique d’enseignement colonial à Joinville le Pont (50/4), etc.

La liste est longue.

LE CLERGÉ ET LES RELIGIEUSES

Nous laisserons de côté ce sujet parce que les personnes concernées sont connues et que la liste des décédés a été publiée, mais, là aussi, on trouve beaucoup d’informations, comme le plan des bâtiments des soeurs de Saint-Joseph de Cluny par la société à qui ils appartenaient (53/1). Le ministère répond aux demandes des Sœurs de la Délivrande que c’est l’évêque qui doit payer avec le produit des quêtes qu’il a fait faire dans les églises en France (53/2).

LA VIE PRIVÉE

La santé

Les formulaires demandent de préciser l’état de santé du demandeur et les circonstances du décès de la personne « dont le décès donne naissance » à l’ouverture de droits. Cette formule pour le moins curieuse fait dire à la veuve d’Alphonse PIERRE-ÉMILE « j’avais sept garçons ; la mort a donné naissance à deux d’entre eux ».

Cette précision est sûrement demandée pour vérifier que la cause du décès est bien la catastrophe. Mais de nombreux demandeurs, veuves surtout, ou orphelins ou autres, citent des décès antérieurs, avec les causes, ce qui permet d’avoir un échantillon largement représentatif de l’état de santé des Pierrotins et autres Martiniquais de la fin du XIXe et début du XXe siècle, mais aussi de la perception que chacun avait de son état de santé.

Ainsi une veuve souffre d’anémie et dit « de noire je suis devenue jaune ». Un homme de 34 ans est « malade parce qu’il a perdu son chapeau ». Une formule qui revient souvent pour les demandeurs c’est « toujours un peu malade ».

Beaucoup sont morts de piqûres de serpent ou « infirme du bras gauche », « infirme de la jambe », pour la même raison. On imagine les déplacements dans la forêt proche ou le travail dans les champs de cannes.

L’habillement et les bijoux

Du trousseau des différents pensionnaires, garçons et filles, internes d’établissements laïcs ou religieux, dont on a la liste détaillée, sans doute recopiée des notices du pensionnat colonial, du séminaire collège, du lycée Schoelcher, aux garde-robes des particuliers, on peut savoir comment s’habillaient jeunes et adultes, hommes et femmes, riches et pauvres, et la valeur de chaque pièce de vêtements, sans oublier les bijoux. Nous avons ainsi été impressionnés par la richesse en vêtements et bijoux antillais de Félicité PARMELA. Était-elle une de ces « matadors » ou de ces « titanes » élégantes qui faisaient une des parures de la ville ?

L’ameublement

Nous n’avons pas relevé les listes de meubles, interminables, détaillées, avec prix. Il y a là tout un travail à faire. On se promène pièce par pièce dans la maison de Rose Ange PORRY (47/5). Un avocat de 40 ans énumère sur plusieurs pages ses meubles, cave, bibliothèque, bijoux (45/7).

La « réputation »

Beaucoup, qui ne sont pas en Martinique mais réfugiés en Guadeloupe, en métropole ou ailleurs ou y résident, présentent des lettres de recommandation de députés ou autres notables. « Situation intéressante » est une formule qui revient souvent. D’autres font l’objet d’enquête et on a toute la gamme de jugements possible, comme celui du vice-consul de France à Port-d’Espagne disant d’une veuve que « sa réputation n’est pas intacte » (48/2). D’une autre veuve, on nous dit que c’est une usurière (48/4). D’un ex-magasinier colonial qui demande à Marseille un passage pour Madagascar, on écrit qu’il « n’est nullement intéressant » et qu’il a été « licencié pour intempérance, paresse et indiscipline. » (48/6)

LA FAMILLE

Les dossiers de veuves sont très nombreux. Les formulaires sont d’ailleurs intitulés « veuves ». Un homme a rayé cette mention et l’a remplacée par « veuf », mais c’est un cas exceptionnel : le fait d’être veuve ouvre droit à une demande de secours tandis qu’un veuf n’en a pas besoin !

Plusieurs étaient déjà des veuves âgées avant 1902 (les femmes vivaient alors plus longtemps que les hommes), mais on voit aussi que beaucoup d’hommes avaient mis à l’abri femme encore jeune et enfants avant de retourner à Saint-Pierre s’occuper de leur commerce, de leur habitation, garder leur logement, etc.

Comme on peut s’en douter, il y a beaucoup de familles monoparentales, pour employer un terme sociologique contemporain. Que de femmes célibataires déclarent plusieurs enfants ! Que de concubinages aussi ! et combien d’hommes se proclament célibataires, mais déclarent comme leurs les nombreux enfants de leur compagne !

Marie Zacharie Lydie SIMONNE, née à Saint-Pierre en 1872, qui vivait au Venezuela, envoie le faire-part de décès de sa mère Marie Simonne MARIE NOËL le 5 février 1902 au Fort Saint-Pierre, et fait une lettre de trois pages pour expliquer la parenté entre les membres de sa famille qui ne portent pas le même patronyme : « Je ne sais par quelle coupable négligence de l’employé de l’état civil d’alors, au lieu de porter le nom de leur mère, ils portent chacun un nom différent à tel point qu’on ne les croirait pas frère et sœurs (…) Il y a quelques années, mon oncle s’était occupé de la question et il lui avait été répondu qu’il lui faudrait faire une dépense de 75 francs pour frais de l’acte de reconnaissance. Comme si des enfants dont la paternité n’est pas avouée ne sont pas dûment reconnus par leur mère à l’acte de naissance ! Cette lacune provient du sans-façon avec lequel on traitait les noirs avant 48… » (52/7). Elle joint donc un arbre généalogique sur quatre générations, remontant à son arrière-grand-mère pour prouver qu’elle est la dernière survivante de la famille, 15 étant décédés le 8 mai. On touche en fait du doigt la complexité de l’attribution des patronymes et des reconnaissances postérieures à 1848. On peut remarquer l’importance de l’état de femme mariée dans cette société de mères célibataires : il est très fréquent qu’on ignore le patronyme, et même parfois le prénom de la femme mariée ou de la veuve qui indique seulement « veuve (ou dame) » et les nom et prénom de leur mari, qui deviennent sa véritable identité, comme la veuve Maxime RÉSINE, de 75 ans. La même situation se retrouve dans les tables décennales pour les décès : la personne qui déclare ne sait même pas quel était le prénom de la veuve. Les vieillards vivaient souvent des pensions que leur faisaient leurs enfants, un fils artisan, une fille domestique, et se retrouvent démunis de tout.

PATRONYMES ET PRÉNOMS

  1. LES PATRONYMES

Noms de branche

Le sujet a été maintes fois étudié et présenté pour les familles martiniquaises notables et nous ne le mentionnons que pour mémoire en remarquant que les dossiers de ces familles sont classés certains au nom patronymique, certains au nom de branche (parfois même seulement au nom de branche). On peut donc trouver les dossiers d’une même famille dans des cartons différents. Ils ont dû être classés par la commission des secours en métropole et non en Martinique, donc par des gens qui ne connaissaient pas les familles martiniquaises. Le classement alphabétique informatique avec renvoi permettra de toutes façons de les retrouver à travers les cartons. Les registres d’individualité de Saint-Pierre établis à partir de 1848 ont disparu dans la catastrophe, mais on pourrait presque en dresser la liste. En effet, à côté de personnes qui ont dû être affranchies avant 1848 que l’on repère parce qu’elles n’ont que des prénoms dont l’un devait servir de patronyme (il est souvent impossible de déterminer lequel de la liste sauf s’il est repris pour les enfants), beaucoup d’autres ont des patronymes dont on retrouve le modèle dans les attributions de noms de 1848 pour d’autres communes de Martinique ou Guadeloupe. Voici quelques exemples parmi beaucoup d’autres, principalement pris dans la lettre M et dont certains, bien entendu, peuvent être des patronymes d’origine métropolitaine ou plus anciennement attribués :

  1. Les prénoms-patronymes :

– tout d’abord, beaucoup de veuves n’ont pas de nom patronymique (ou ne le donnent pas), mais seulement leur prénom.

– tous les SAINT-XXX et SAINTE-XXX, qui, à eux seuls, remplissent presque entièrement le carton 51.

– nombreux MARIE, seul ou en composition : Marie-Sainte, Marie-Thérèse, Marie- Anne, Marie-Joseph, Marie-Louise, Marie-Victoire, Marie-Jean-Robert, Marie-Noël, Marie-Rose, Marie-Luce, etc. On trouve de même toutes les compositions à partir de PIERRE ou de JEAN ou de RÉGIS ou de ROSE.

– On comprend les quelques erreurs d’attribution de secours pour confusion entre nom et prénom ou homonymie. Ainsi le secours réclamé par Aristide MOÏSE a été attribué à Eugénia MOÏSE-ARISTIDE.

– nombreux MICHEL : 11 dossiers

– les MARCEL, MAURICE, MARGUERITE, MARGOT, MAGLOIRE, MARTIAL, MARTINE et autres. En revanche les quelques MARTIN sont presque tous métropolitains

– des MONJEAN, MONLOUIS, MONROSE, MONTOUT

– dans le même dossier MONIQUE, deux sous dossiers

– MONIQUE Denis (époux) : le patronyme est bien MONIQUE

– MONIQUE Marie Joseph : c’est en fait Monique Louise MARIE JOSEPH

– dossier des époux MATHIEU Charlot : en fait ce sont les époux CHARLOT puisque Mathieu est dit fils de « Charlot Hyacinthe »

On voit par ces quelques exemples que la difficulté provient souvent du fait que le patronyme tantôt précède et tantôt suit le ou les prénoms, selon les documents, pour une même personne. Ces prénoms-patronymes représentent souvent un affranchissement de l’ancêtre antérieur à l’abolition de 1848.

2. Les patronymes qui, jusqu’à preuve du contraire, semblent avoir été attribués en 1848 :

– le jeu des orthographes : familles MISORÉ, MISSORET, MISSAURÉ : seule la recherche généalogique pourrait dire s’il s’agit d’une seule famille ou de trois familles différentes

– le jeu des anagrammes, par exemple l’interversion des syllabes d’un prénom :

(Clément MENCLÉ) ou de ses lettres (Paul LUAP) ou tout autre anagramme (QUETPA pour « paquet », RINMO pour Morin, dossier dont on n’a plus que la fiche de sortie qui date du 25 avril 1984…

– les noms géographiques : MISSISSIPI, MACAO, MOSCOU ; l’orthographe est parfois transformée : MONTÉBÉLEAU

– ceux pris dans l’histoire de France : MAZARIN

Nous arrêtons là l’énumération, mais en signalant quelques autres cas représentatifs :

– un certain Benjamin fait l’objet de deux dossiers aux noms de POIDVOLTE et POIVROLT et on retrouve une Marie Laurencia aux dossiers POLIARD et POLLIAR : les renseignements inclus montrent que c’est la même personne ; les patronymes attribués et surtout leur orthographe ne sont pas encore bien fixés ou, plutôt, ceux à qui on les a attribués ne savent pas toujours comment ils s’écrivent.

– plus compliqué encore, le vrai patronyme du mari, décédé le 8 mai, de Florence MATINAL : on trouve sa déclaration de pertes au carton 51 (lettre S) : veuve SAINTPAUL Louis Cours ; surpris par le deuxième prénom et l’absence d’une feuille de « veuve » nous avons recherché, en vain, un dossier à la lettre C et l’avons retrouvé carton 36 à la lettre L « veuve LOUIS dit COURS Saint-Paul Abraham…

2. LES SURNOMS

Le cas des surnoms, en plus des noms, que nous venons de voir, et des prénoms, que nous allons évoquer ; est d’une pratique si courante que les bulletins d’identité préimprimés prévoient le surnom après le nom et avant le ou les prénoms. On trouvera donc souvent la mention « dit » dont on ne sait pas toujours d’ailleurs si elle concerne le nom ou le prénom.

3. LES PRÉNOMS

Quelle richesse d’imagination ! On pourrait avec cette base de données créer un dictionnaire des prénoms antillais :

– prénoms de saints tombés en désuétude ou prénoms inventés : Polymnie, Alcime, Alcidonis, Eupère, Alfrésie, Télèphe, Octaline, Montéléon, Érébrie, Gérasime, Oculi, Luxilien, Homidas, Eludger et Ludgertine, etc. On n’en finirait plus.

– prénom féminin masculinisé : Honorien est fils d’Honorine (et non Honoré)

– prénom masculin féminisé : Alexilia

– prénoms féminins donnés aux hommes : pas seulement les nombreux Marie, mais aussi un Jeannette NESTOR (classé à N, mais qui est peut-être un Nestor JEANNETTE !) ou les Sainte-Croix, Sainte-Rose, qui sont des hommes et non des femmes.

– prénoms masculins donnés aux femmes

Comment savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme ? en lisant les documents du dossier.

Bien entendu, ce que connaissent bien les Antillais, dans une liste de prénoms, c’est souvent le dernier qui est le prénom usuel, mais pas toujours, et le prénom usuel est parfois différent de ceux de l’état civil ; comme les deux sœurs SAINT-AIMÉ disparues le 8 mai, Marie Zite Élise surnommée Ismène et Marie Placide Athénaïs surnommée Mathilde (51/4). Ce prénom usuel est donc parfois précisé dans les documents ou dans un seul d’entre eux, mais pas toujours. Aussi la base de données établit le classement alphabétique des patronymes par n’importe lequel des prénoms et surnoms, en plus des patronymes.

En effet, le problème qui se pose à nous et s’est posé à ceux qui ont constitué et classé les dossiers, c’est parfois de distinguer le prénom du patronyme. Quand on signe Mondésia Calendisse, quel est le nom et quel est le prénom ? Le dossier est classé à MONDÉSIA. La veuve de Monbrun PLACIDE a son dossier classé à MONBRUN Placide. Quant à l’orphelin inscrit comme PIERRE François âgé de 3 ans, il a un titre de secours qui lui en donne 15 mais il a en réalité 4 ans et se nomme François Pierre SCHENIN-KING (46/4). On pourrait multiplier les exemples. L’informatique permet aujourd’hui un classement alphabétique par prénom avec renvois et de retrouver de toutes façons la personne.

Terminons sur ce sujet, pour faire comprendre l’intérêt du classement à chacun des prénoms, avec le dossier classé à la lettre P de l’enfant Philippe Toussine Julienne.

Nous allons garder l’ordre des prénoms (ou noms ?) des diverses pièces. Son tuteur déclarant étant Julienne César, nous pensions d’abord que le patronyme était en réalité Julienne. Mais on trouve d’abord un certificat de naissance de la demoiselle Julienne Philippe, née le 8 novembre 1902 et déclarée à Fort-de-France le 25 ; puis un rapport de police selon lequel « la nommée Philippe Toussine surnommée Julienne » n’est pas orpheline, ses père et mère étant vivants ; bien qu’enfant naturelle, son père, Noucha, vit maritalement avec sa mère Philippe Julienne surnommée César…

On la retrouvera donc par les entrées Philippe, Toussine, Julienne, César et Noucha. Et de toutes façons elle n’est pas orpheline, elle n’est pas sinistrée, elle est née après le 8 mai et nous ne savons pas, dans le cas où elle aurait eu de la descendance naturelle, quel est le patronyme de celle-ci.

L’ÂGE

Par l’âge indiqué, on voit la différence entre les classes sociales. Les uns donnent date et lieu de naissance sans problème, mais pour une grande partie de la population, l’âge indiqué est très approximatif et varie dans des proportions parfois importantes d’un document à l’autre, comme pour Rosalie REPRO dite née en 1837 dans la déclaration de 1903 et en 1826 dans celle d’une autre année. Comme l’année de naissance était calculée d’après l’âge estimé approximativement, cette différence n’est pas surprenante pour des généalogistes des Antilles, mais causait un vrai casse-tête aux membres du comité des secours en France. Le ministère relevait donc les incohérences et demandait des précisions aux autorités en Martinique. D’où de précieuses enquêtes de gendarmerie ou de police, en effet connaître l’âge d’une personne permettait de s’y reconnaître en cas d’homonymie et c’était indispensable pour les orphelins, qui recevaient jusqu’à 18 ans une pension variant avec l’âge, et pour les bénéficiaires de bourse.

On faisait aussi établir de bulletins d’identité par les mairies où vivaient les réfugiés, souvent sur simple déclaration de l’intéressé ou, dans le cas d’orphelins, de la personne qui les avait pris en charge et n’était parfois pas de leur famille, nous le verrons. Quelle foi accorder donc à ces bulletins ?

Pour rire un peu

De temps en temps, dans le long dépouillement des formulaires, quelques inscriptions qui font rire ou sourire :

Feuille de renseignements de Mélanie Marie Françoise RÉGIS (48/6)

– sexe : « inutile de vous le dire »

– célibataire : « oui, je le suis ! »

– enfants : « je n’en ai pas »

– âge des enfants : « les enfants sont sur le compte de leur père »

– prénoms des enfants : « leur père vous répondra »

La mention (célibataire) « oui, je le suis ! » se retrouve sur la feuille de renseignements de quelques hommes, ce qui ne les empêche pas, à la ligne suivante, d’inscrire qu’ils ont 7 ou 8 enfants, en donnant prénoms et âge.