8 mai 1902, l’horreur dévoilée

Cet article est tiré du numéro spécial du bulletin de l’Amarhisfa publié en 2018 et rédigé par Alex Bourdon

L’identification des victimes et des sinistrés

Les catastrophes naturelles contemporaines dans le monde sont nombreuses. Le nombre des victimes atteint des sommets. Les actions collectives qu’elles suscitent visent d’abord à sauver le maximum de vies. Dès que l’écoulement du temps rend impossible la poursuite de ce premier objectif, l’identification des victimes devient un impératif majeur pour des raisons légales (certificats de décès) et l’attente affective de la population sinistrée.

Saint-Pierre 1902 : certains aspects de cet évènement, extraordinaires pour l’époque, restent dans l’ombre. Que savons-nous aujourd’hui sur l’identité des disparus, leurs familles, éteintes ou tragiquement amputées d’une partie de leurs membres ? Il y a eu bien sûr, les reconnaissances officielles de disparitions, obtenues grâce aux jugements déclaratifs de décès qui ne concernaient qu’un nombre limité de familles, notables pour la plupart. Et les autres ? Qui étaient-ils ? Quelles traces ont-ils laissées ? Pouvait-on continuer à ignorer leur identité ?

Mais, direz-vous, tout cela n’est-il pas bien loin, à quoi bon remuer les cendres ? Cendres qui, par couches successives, ont enfoui une bonne part de cadavres non exhumés. Malgré les incinérations, menées sous la menace du volcan toujours en crise, et l’érection d’un ossuaire, la ville actuelle de Saint-Pierre reste une nécropole enfouie sous nos pieds, et sous les roues de nos voitures.

Avec le temps, l’identité des victimes avait disparu de notre mémoire collective. Grâce aux recherches réalisées par l’AMARHISFA et l’association Généalogie et Histoire de la Caraïbe (GHC), l’identité de 11 800 victimes a été révélée.

La consultation de documents originaux aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence a permis, en toute légitimité, de compléter le dossier des victimes et sinistrés. Depuis 2002, l’association AMARHISFA s’est appliquée à retrouver leurs identités. A la suite de l’association Généalogie et Histoire de la Caraïbe (GHC) qui avait lancé l’opération, elle a dépouillé les cartons du fonds C8C contenant entre autres les dossiers nominatifs des victimes, décédées ou survivantes, les demandes de secours.

La catastrophe de 1902

Plusieurs éruptions de la montagne Pelée ont émaillé l’année 1902 :

  • 5 mai 1902 : une coulée de boue sortie des flancs de la montagne, haute de 10 mètres et large de 150 mètres, dévale le lit de la rivière Blanche et engloutit l’usine Guérin et les 25 personnes qui s’y trouvaient.
  • Nuit du 7 au 8 mai 1902 : une coulée de boue charriée par la rivière du Prêcheur submerge le village des Abymes et le bourg du Prêcheur faisant, selon son maire, M. GRELET, de nombreuses victimes.
  • 8 mai 1902 vers 8 heures du matin : une nuée ardente anéantit la ville de Saint-Pierre et ses habitants ainsi que les zones limitrophes du Carbet.
  • 30 août 1902 : une nuée ardente s’abat à nouveau sur Saint-Pierre ainsi que sur le Morne-Rouge, Ajoupa-Bouillon, et sur les hauteurs de Basse-Pointe et du Lorrain.

Les anciens ne faisaient pas de distinguo et désignaient sous le terme « la Catastrophe », toutes ces éruptions et les dommages humains et matériels qu’elles avaient causés.

Cause géologique, punition divine ?

La croyance populaire a attribué à la colère divine la catastrophe du 8 mai 1902. C’est parce que les habitants de la ville de Saint-Pierre s’adonnaient à la luxure – notamment pendant le carnaval – que la divinité les a punis. L’être humain a besoin de nommer la cause des événements qui le frappent et il fabrique des explications en fonction de ses connaissances. En 1902, le monde ne connaissait à peu près rien de la volcanologie. Depuis lors, la science a progressé et les superstitions ont reculé sans pour autant disparaître, en témoigne une célèbre chanson d’Eugène Mona écrite en 1975, intitulée « La Chandelle », dans laquelle l’auteur reprend à son compte les poncifs sur les mœurs dépravées des habitants de Saint-Pierre et sur le châtiment qui leur fut infligé en 1902 par la divinité.

La science nous enseigne que la Martinique a été façonnée par les volcans. Tous sont maintenant éteints sauf un celui, redoutable, de la montagne Pelée qui connaîtra encore une activité éruptive sans que l’on puisse prévoir quand. La raison de toute cette activité volcanique : la Martinique et les petites Antilles sont sur la plaque Caraïbe qui entre en conflit avec la plaque Atlantique qui supporte l’océan Atlantique et le continent nord-américain. La plaque Atlantique, plus dense, entre sous la plaque Caraïbe. C’est ce phénomène de frottement, que l’on appelle subduction, qui provoque directement ou indirectement les séismes et les éruptions volcaniques.

L’élimination des corps des victimes de l’éruption du 8 mai 1902

Après l’éruption de 8 mai 1902, les rues et les ruines de la ville de Saint-Pierre sont jonchées de cadavres plus ou moins brûlés, et qui, les jours passant, vont entrer en décomposition. Pour éviter les épidémies, les autorités vont enclencher une opération d’incinération des corps conduite par des militaires et par des citoyens volontaires sous la direction de Victor Cappa, directeur des travaux de la ville de Fort-de-France. L’opération démarre le mardi 13 mai 1902, les corps sont recouverts de branchages, arrosés de pétrole et incinérés sur place. La mission d’incinération va se poursuivre jusqu’au 30 mai avec des interruptions à chaque manifestation du volcan. Dans le rapport en date du 17 juin 1902 adressé au Gouverneur [Archives de Martinique 1M10755], Victor Cappa précise que 4 515 cadavres humains et 255 d’animaux ont été incinérés. La mission n’est pas allée à son terme, car le volcan – dont l’activité éruptive durera jusqu’en 1904 – s’est chargé d’enfouir sous une épaisse couche de cendres et de roches les milliers de corps non incinérés, en particulier lors de la nuée ardente du 20 mai que l’on a appelée « l’éruption sanitaire », toute la ville de Saint-Pierre étant alors de facto une immense nécropole, situation qui perdure de nos jours.

L’ossuaire de Saint-Pierre

L’édification d’un ossuaire à Saint-Pierre et d’une chapelle commémorative a été décidée par l’évêque de Saint-Pierre et Fort-de-France, Mgr Paul Louis Joseph LEQUIEN, dans sa lettre pastorale du 15 août 1917 adressée au clergé et aux fidèles [Fonds de l’Association diocésaine de la Martinique 26 J1/22/8 consultable aux Archives de Martinique].

L’idée était de recueillir au cimetière du Mouillage, dans le même caveau funéraire, les restes humains mis au jour lors des fouilles dans la ville de Saint-Pierre, notamment lors de la reconstruction dans les ruines.

Une souscription est donc ouverte en vue de l’édification du « Monument du souvenir martiniquais » destiné à recevoir ces restes.

Il est précisé dans la lettre pastorale précitée que « les personnes qui verseront pour ce monument une somme de cent francs ou plus auront le privilège de faire inscrire un nom sur des plaques de marbre qui seront placées le long des murs… ». L’évêque ajoute qu’une messe sera dite à perpétuité pour les défunts.

Le journal La Paix du 31 mai 1922 nous apprend que la cérémonie de bénédiction de l’ossuaire de Saint-Pierre par Mgr l’Évêque a eu lieu le jeudi 25 mai 1922, soit 20 ans après la catastrophe. L’ossuaire de Saint-Pierre a donc été réalisé selon les vœux de l’évêque et on peut y voir une chapelle et un tombeau. Sur les murs ont été fixées les plaques en marbre portant les noms d’une centaine de victimes des éruptions de 1902. Ce sont les noms indiqués par les souscripteurs qui ont versé une somme de 100 francs ou plus. L’ossuaire ne comporte donc pas les noms des victimes dont les familles ont peu contribué ou pas du tout à l’édification de ce monument. Il a permis le regroupement des restes humains retrouvés lors des fouilles dans le sous-sol de la ville, mais il ne peut s’agir de la totalité des disparus. Ce monument est devenu un lieu de recueillement pour tous les Martiniquais.

Ossuaire de Saint-Pierre, photographie Jean-François Gouait

La ville de Saint-Pierre livrée aux pillards

Après l’éruption du 8 mai 1902, des bandes de pillards vont sillonner la ville de Saint-Pierre et fouiller ses ruines encore fumantes en quête de tout ce qui peut avoir de la valeur. Ces actes de délinquance ne sont pas dénués de risques car ceux qui sont pris sont jugés en flagrant délit.
 
Dans son ouvrage intitulé Apocalypse à Saint-Pierre, paru aux éditions Larousse, p. 201, Frédéric DENHEZ décrit ainsi la répression dont ils font l’objet :
« Le lendemain [le 14 mai 1902], 45 pillards sont arrêtés et condamnés immédiatement (cinq ans de prison pour les hommes, deux ans pour les femmes)… »
« Jeudi15 [mai 1902], 17 pillards sont arrêtés… »
 
L’opprobre jetée sur ces délits explique que les autorités ne sanctionnent pas les propriétaires qui pour protéger leurs biens se font justice eux-mêmes. A cet égard, l’affaire racontée ci-après est exemplaire : le 26 août 1902, à 9h30 du soir, sur l’habitation Saint-James à Fonds Saint-Denis, Eugène R… âgé de 19 ans tue d’un coup de revolver un homme inconnu de la localité, qui paraissait avoir 35 ans, et qui cherchait à forcer la porte de la maison principale. La brigade de gendarmerie, basée à Colson, autorise le maire de Fonds Saint-Denis à faire inhumer au plus tôt le cadavre. L’acte de décès de l’inconnu est consigné dans le registre d’état civil le lendemain (acte n°44 du 27/07/1902 vue 13 ANOM). Ainsi, la version du meurtrier est accréditée sans procès par les autorités et il n’y a pas eu non plus d’enquête de gendarmerie pour rechercher l’identité du défunt. La Martinique vivait alors sous la menace du volcan et les nécessités du moment incitaient à une justice expéditive.
 
Mais malgré la sévérité des autorités, des pillards sont restés impunis et ont prospéré. Dans son ouvrage Ça ! C’est la Martinique, Léona Gabriel[1], célèbre chanteuse qui a remis au goût du jour les chansons de Saint-Pierre d’avant 1902, mentionne une biguine intitulée « Vive volcan a », créée après la catastrophe, qui dénonce le pillage des ruines de Saint-Pierre et l’arrogance des détrousseurs de cadavres enrichis :
 
 
« Saint Piè brulé, inini ouvè,
Tout’ vagabond descen’n Saint-Pié  chèché l’agent ;
Yo ka poté soulié verni,
Complet cosco yo a sou yo,
En gros chaine montre pen’n douvan yo,
Yo ka crié vive volcan-a »
………………………………………………………………………………..
Quand a pou cé belles madames la,
Habillées en broderies anglaises,
Gros chaine forçat yo dans cou yo,
Bottes à ponpon yo dans pieds yo,
Z’anneaux brillants dans z’oreilles yo
Z’épingles en or dans cheveux yo,
Yo ka crié vive volcan a »
 
 
Dans la 1ère ligne de la chanson, le compositeur anonyme nous dit : « l’inini ouvè ». Il fait allusion au territoire de l’Inini, vaste région de la Guyane, véritable eldorado pour les chercheurs d’or, notamment martiniquais, qui se sont lancés à corps perdu dans cette quête fiévreuse de l’or après la catastrophe.
 
Bien entendu, la Martinique n’a pas le monopole des actes de pillage dénoncés dans la chanson. En effet, de par le monde et à toutes les époques, les catastrophes ont toujours donné lieu à la « pwofitation » éhontée d’individus qui se repaissent du malheur des autres ou tout simplement à l’opportunisme des miséreux qui sont au seuil de la survie et qui font fi de toute morale.

Le bilan humain de la catastrophe

En 1902, le géologue, Alfred Lacroix, missionné en Martinique par le gouvernement français, a estimé à 28 000 le nombre des victimes de l’éruption du 8 mai qui a anéanti la ville de Saint-Pierre et ses habitants. Il faudrait ajouter à ce chiffre environ 2 000 victimes causées par l’éruption du 30 août qui s’est abattue sur les communes du Morne-Rouge, de Basse-Pointe, d’Ajoupa-Bouillon et du Lorrain, ce qui porterait à 30 000 le chiffre total des victimes des éruptions de 1902.
Cette estimation « à la louche » se fonde sur les données du recensement de la population de la Martinique en 1901, en particulier en ce qui concerne Saint-Pierre dont la population est évaluée à 26 011 habitants[2]. Or, plusieurs spécialistes, et notamment le géographe Eugène Revert, arguent que le recensement de 1901 a gonflé le chiffre de la population de Saint-Pierre dans le but d’obtenir une part plus importante des recettes de l’octroi de mer. 
Par ailleurs, nous savons maintenant que tous les habitants de Saint-Pierre ne sont pas morts dans la catastrophe. Certes, de ceux qui étaient présents dans la ville, il n’y a eu que deux survivants (Cyparis et Compère), mais un nombre relativement important de personnes avaient quitté la ville avant le 8 mai pour se mettre à l’abri ou pour s’adonner à leurs affaires. Le journal L’Opinion, dans son numéro daté du 28 mai 1902, publie une liste nominative de plusieurs centaines de Pierrotins survivants. Au demeurant, le dépouillement des fonds d’archives effectué par l’AMARHISFA nous conforte dans cette conviction. Mais il ne s’agit que d’une conviction car cette question n’entrait pas dans le champ de notre recherche et nous ne l’avons donc pas traitée.

 

[1] Léona Gabriel, Ça ! C’est la Martinique, ouvrage consultable aux Archives de Martinique réf H 10.650. Le texte « kréyol » est écrit selon la graphie de l’époque. Des extraits de cette chanson sont cités par : Fernand Donatien in La Martinique en Musique Collection SIM’EKOL p.24.
[2] Recensement de la population martiniquaise en 1901 : Ile entière : 203 781 habitants, Fort-de-France : 22 164, St Pierre : 26 011 habitants. [Source : Annuaire de la Martinique année 1902]
Possibilité d’une estimation plus fiable du nombre des victimes.
Le dépouillement des fonds d’archives devrait permettre aux historiens et démographes de revisiter la question de l’estimation du nombre des victimes, étant souligné qu’il ne pourra s’agir que d’affiner l’estimation initiale mais en aucune façon de dresser un dénombrement précis et exhaustif, ce qui est impossible, car des familles entières ont probablement disparu sans laisser de traces dans les documents d’archives ou dans les mémoires. Cette occurrence a pu se produire tout particulièrement en milieu populaire, dans les familles qui se sont constituées à partir de l’abolition de l’esclavage en 1848 et qui comptaient, en 1902, seulement deux générations et peu de membres. Bien entendu, les données recueillies par l’AMARHISFA pourraient être mises gracieusement à la disposition des chercheurs sous bénéfice d’une convention.